Journal de bord de résidence

Jour de marché. Mon préféré, définitivement. Il y a des airs de dimanche dans ce lien que les gens construisent entre eux. Une douceur de vivre, oui, définitivement. Il fait beau, je suis à la terrasse du Duplex, mon panier de provisions à côté de moi. Voilà déjà une semaine que je suis ici. 

Il y a un groupe de gens d’ici, que L., la tenancière du café, me présente : « Parlez-vous, vous aurez des choses à vous dire. Ils sont nés ici ». 

Et ça ne loupe pas. Le petit groupe est éminemment sympathique. Notre conversation n’a que peu d’intérêt ici, mais, alors que je suis reparti à mes occupations de mon côté de la terrasse, mon oreille capte des bribes de leurs échanges. Je prends un morceau au vol. J’entends vaguement que dans la région, la coiffure à domicile remplace peu à peu les salons. J’ai l’impression d’être loin des petits questionnements de Paris, où la concurrence dans le domaine tient dans davantage le concept de « bar à cheveux » et autres « coloristes de stars ». Ici, les enjeux de préoccupation tiennent davantage dans la question des déplacements et des services qu’à celle de divertir un public en manque de contenance.

Plus tard, je rencontre cet homme, très barbu, à la voix qui trahit sa vie passée, J-P, je crois, qui, avec son ami E., écrit des textes. Je lui conseille de regarder ce que propose Confluences, puisque la semaine dernière, j’ai pris un car, j’ai traversé un morceau du pays pour me rendre à une soirée de lecture à voix haute, organisée dans les locaux de l’association. En bref, le type de soirée qui pourrait mettre un pied à l’étrier à J-P. ou, au moins lui donner un peu de vigueur intérieure quant à ses talents d’écrivain (que je ne connais pas, je le précise !). Il me dit qu’il va leur écrire. Je suis l’initiateur d’un bon plan dans la région. Mon premier. 

Est-ce lui ou est-ce un autre, je me souviens également que quelqu’un, grisé par mon statut d’écrivain, a commencé à me réciter de mémoire certains de ses vers. Je l’ai noté sur une note de mon téléphone. J’aimerais me souvenir de qui ces mots sont. Les voici tout de même : « Je ferais de ma vie l’escorte de la tienne. Si tu m’aimais un peu, si tu voulais de moi, je n’aurais plus de Dieu, mon âme serait tienne. »

Aller à la rencontre des gens est peut-être plus facile que ce que je n’avais imaginé. Je me connaissais assez sociable, mais il me semble qu’ici, le devenir est facile. Plus que dans une ville comme Paris, où personne ne fait attention l’un à l’autre. Peut-être aussi est-ce parce que j’ai la démarche de parler. Je suis ici pour ça, finalement. 

Le thème de cette résidence, « Habiter », permet également de m’ancrer dans la vie concrète des locaux. Mais il me semble qu’au sortir de ces six semaines à titre personnel, je serais peut-être plus ouvert à la conversation anodine, au détour d’une boutique, d’une terrasse de café, d’une place de marché. Savoir qu’on peut ressortir de quelque part avec quelque chose, la sensation est particulièrement satisfaisante.

Un exemple ? Aujourd’hui, je me suis rendu Notre-Dame de Lapeyrouse. J’y ai passé un petit temps de lecture, avant de rentrer « chez moi ». En chemin, je passe devant une grange, qui fait elle-même face à un champ où se trouvent des chevaux. L’homme, que j’avais déjà remarqué à l’aller grâce à son chien, me demande d’avancer vers lui. Je m’achemine en direction de la grange. Je remarque le même chien, cette fois-ci à l’arrière de la voiture. C’est cette voiture qui va nous intéresser. 

Cliché du parisien oblige, je n’ai pas de véhicule, et n’y connais absolument rien en mécanique. Toutefois, l’homme m’intime de l’aider à presser une sorte de pompe pour qu’il puisse démarrer correctement. Le geste est simple, et bien évidemment, je m’exécute. Je pose mon sac à dos et je me place devant le véhicule, tandis qu’il essaie de démarrer sa vieille Citroën. Je ne sais à quel moment ma mission est officiellement terminée. Tout ce que je sais, c’est que trente minutes plus tard, nous avons fait connaissance autour de la voiture. 

S’il a passé du temps à l’étranger, et même à Paris, l’homme est un Lafrançaisain pur souche. Il est né à la pharmacie, sur la petite place à côté de laquelle je vis. Il me parle du village jadis, de la pâtisserie que le bar-tabac (où je passe beaucoup de temps) a remplacé, de toutes ces anecdotes que seule la mémoire des anciens permet de faire revivre. L’homme m’indique qu’il possède les chevaux qui font face à la grange dans laquelle il vit depuis quasi-toujours, mais également un lama et un alpaga près du lac. Je ne les ai pas remarqué. Voilà une bonne excuse pour y retourner. Le temps passe, je sens qu’il a envie de parler, ça ne dérange pas. Je suis là pour ça. Je repars comme je suis venu. 

Je regrette de ne pas lui avoir demandé son prénom. 

Une première semaine s’achève. J’ai l’impression de n’avoir rien fait. Et pourtant, j’ai déjà vécu beaucoup trop d’expériences pour quelques jours seulement. D’expériences, mais surtout de rencontres. Avant-hier, il y a eu le libraire, et celle que j’ai imaginé être sa femme, derrière le comptoir de la boutique. Nous avons échangé un peu, je me suis présenté, il a pris mes coordonnées et évoqué l’organisation d’une rencontre, ensemble. C’est exactement la raison pour laquelle je suis ici : vivre des moments comme ceux-ci, où quelque chose se construit sans l’avoir réellement prévu.

Le lendemain, je me suis posé en terrasse pour lire et, comme souvent depuis que je suis ici, j’ai laissé mon esprit divaguer. C’est de cette manière que je suis tombé sur P., un parisien originaire de la région (Sauveterre, exactement). S’il ne travaille pas dans le domaine à titre personnel, il m’a toutefois parlé des enjeux du territoire du côté de l’agriculture : la production très riche de fruits, la baisse du nombre d’habitants dans certains village à la faveur des citadins et/ou des résidences secondaires, de plus en plus nombreuses. Une heure plus tard, au même endroit, je rencontre A. Elle vit ici, sa voiture a brûlé pour une raison que je ne connais pas, elle n’a plus de travail, elle cherche dans le social, et, sait-on jamais, peut-être que ce journal de bord pourra lui être utile si quelqu’un a besoin.

Une heure plus tard, encore, je fais la rencontre d’un groupe d’amis, dont je comprends très vite qu’il vont également devenir les miens, ou disons : plus qu’une simple conversation de comptoir. Ils sont quatre, cinq, six, puis quatre, puis des enfants arrivent, repartent. Il y a, dans ce groupe, l’essence même d’une vie de village saine et agréable. De ces états d’esprit qui me rappellent mon enfance beaujolaise. On ne se connaît pas, je ne sais rien d’eux, ils ne savent rien de moi, mais je me sens plutôt à ma place. Très vite. La soirée s’éternise, nous finissons par dîner ensemble, continuons à refaire le monde sans autre souci que celui du moment présent. En rentrant chez moi, je me dis que si c’est ça, Lafrançaise, je pourrais signer pour quelques semaines supplémentaires.

Jour de marché. Un jour important, comme souvent dans les cités qui ont une âme. Ce matin, j’ai prévu de passer la journée à écumer les différents stands. Tout ça m’a coûté quelques euros, mais j’ai pu prendre le pouls du cœur de ville. Celui qui vit le mercredi et le dimanche. 

J’ai discuté avec un fromager, des primeurs, un caviste, j’ai acheté des courgettes de Lafrançaise, du vin de la région (d’un vigneron de Barry-d’Islemade dont j’ai oublié de demander le prénom). Plus que jamais, ce jour réunit du monde, puisque je n’ai jamais pu autant solliciter les locaux que ce matin-là. Est-ce la raison pour laquelle je me suis retrouvé à boire quatre verres de vin à la terrasse du Duplex, sous prétexte que je voulais discuter avec les habitants ? Peut-être. Le fait est qu’au-delà de mon tropisme pour la boisson, j’ai pu non seulement connaître le prénoms des propriétaires du café, mais aussi rencontrer G., dont l’une des filles travaille à Paris, T., qui organise un festival de musique (où je ne pourrais me rendre car la prochaine date est en juillet), bref, j’ai pu refaire le monde et comprendre celui de celles et ceux à qui je m’adressais. Je crois que c’est pour ça, aussi, surtout, que je suis là.

Parmi les constats les plus marquants, il y a, bien sûr, cette proximité. Je m’y attendais, je viens d’un village beaujolais encore moins grand que Lafrançaise. Mais j’ai désormais 32 ans, et ces années sont loin. Je ne me souvenais pas à quel point un rendez-vous aussi simple qu’un marché catalysait autant d’énergies. La terrasse du café était sans cesse pleine, sans cesse en mouvement, et moi, immobile, je me contentais d’observer. Bon nombre de gens se connaissent, d’autres ne semblent avoir pour lien que leur présence ici un mercredi, d’autres encore font connaissance par le biais de l’ami commun assis en terrasse.

Le mercredi est un jour de socialisation, et, oserais-je dire, un jour de fête. En tout cas, il faut s’attendre à me croiser au Duplex toute la matinée durant cette résidence, car vous comprenez, il s’agirait de parler avec les gens. Le vin sera un supplément. Mais je n’affirme pas qu’il n’y en aura pas à ma table.

Je ne sais pas exactement ce que je vais raconter, mais me voici attablé au Duplex, rédigeant mon premier texte à Lafrançaise. Un journal de bord, l’idée me semble ne pas manquer de panache. Mon idée ? Raconter le territoire, tisser des liens avec celles et ceux qui y vivent. Et en rendre compte, ici, en toute transparence. Le tout, jamais sans quelques anecdotes qui, je l’imagine, risquent bien de se produire, comme pour quiconque découvre un lieu qui lui est étranger. 

Mais commençons par les premiers pas. Ceux qui donnent sa couleur à un début de séjour. Ce matin, j’ai rencontré C., qui tient le magasin de fruits et légumes à quelques numéros de « chez moi ». Je ne connais pas encore bien la région, et j’ai oublié le nom de la ville où elle réside, mais j’ai cru comprendre qu’elle avait installée sa boutique il y a peu. Dans le prolongement de son activité, elle envisagerait, je crois, de se rapprocher de Lafrançaise. Une première rencontre avec les « locaux » en forme d’introduction. Je ne suis pas encore plongé dans le cœur de la ville. Mais ça ne va pas tarder. Céleri en main, je repars chez moi : j’ai une réunion à la maison intercommunale.

À 11h30, j’arrive dans la salle qui accueille tous les acteurs et les actrices principaux de ce qui fait le cœur du territoire. En bout de table, M. Le Maire, dont je sens qu’il est éminemment sympathique. Je ne dirais pas que ça me rassure, mais disons qu’on est toujours plus à l’aise lorsque les gens sont aimables. Très basiquement, un peu maladroitement, j’expose mon projet à cette tablée. C’est officiel, mon visage et ma présence sont désormais connus. Me voici Lafrançaisain pour un temps.

Très vite, après que je lui ai fait part de mon envie de le suivre quelques heures dans les semaines à venir, M. Delbreil me convie ce jour même à une réunion de chantier, au niveau de la Guinguette. L’enjeu est, pour lui, de faire le point sur ce projet d’aménagement et de réhabilitation de la vallée des loisirs. Sur le papier, j’ai un étonnement assez ridicule lorsqu’il me dit que la plupart des infrastructures seront prêtes cet été. Je vois mal comment tout ce chantier pourra se transformer en pôle d’attractivité en quelques semaines. Mais je me reprends très vite, puisque ça n’est, jusqu’à preuve du contraire, pas mon métier.

Le maire m’indique les endroits où se trouveront les futurs bassins, le plumtrack, les jeux d’eau, et nous enchaînons très vite sur ce que l’on appelle une réunion de chantier. Je sais que je fais tache, je ne suis même pas persuadé de savoir ce que je suis censé faire au milieu de ces gens qui parlent d’une chose qui ne me concerne pas. Mais je comprends très vite qu’au-delà de la réunion concrète, l’idée est ici que j’observe de quelle manière le lien (l’une des raisons pour lesquelles je suis là) va se créer. Ce lien passe par cet endroit, véritable point de chute des habitants de la région lorsque les beaux jours arrivent. Un lieu stratégique, donc, et c’est aussi la raison pour laquelle je me suis décidé à faire le tour du lac malgré la pluie. L’ancien campagnard que je suis ne s’en est trouvé que plus ravi. 

Parmi les informations qui m’ont marqué (pour une raison évidente), j’ai noté que le bois qui est actuellement récupéré sur le chantier est utilisé pour la chaufferie (inaugurée il y a peu), qui chauffe, elle-même, les structures alentour (Ehpad, crèche, etc.). De toute évidence, l’élargissement de ce principe (qui me semble éminemment actuel, et franchement intéressant) à toute la commune est en cours. 

Alors voilà, je suis en terrasse, il pleut, je suis bien, et je comprends peu à peu que mon arrivée ici n’est pas un engagement de fond. Il est l’établissement d’un relais entre les habitants et, pourquoi pas, une manière de donner à voir le territoire sous un angle que certains d’entre vous ne connaîtront pas. De mon côté, il semble assez évident que je ne connais rien. J’ai hâte de rentrer à Paris plus Lafrançaisain que jamais.